Lorsque j’ai commencé à écrire des romans historiques, j’étais loin de me douter que j’allais enseigner l’histoire. Et pourtant, c’est bien ce qui s’est passé. Je ne compte plus les lecteurs du Roman de Julie Papineau qui m’ont avoué candidement qu’ils ne savaient presque rien de la Rébellion.
Pour certains, les troubles de 1837-1838 avaient été une guerre entre Canadiens français et Canadiens anglais, et non pas une lutte pour la démocratie, comme ce fut aussi le cas dans le Haut-Canada. On ne croyait pas non plus que les patriotes comptaient dans leurs rangs des citoyens anglophones. Ni que le parlement du Canada avait déjà eu pignon sur rue à Montréal.
Dans les bibliothèques et les écoles où je vais parler de mes livres, les gens, qu’ils soient d’allégeance fédéraliste ou souverainiste, sont toujours contents de me dire : « À présent, je comprends ce qui s’est passé à la Place d’Armes, au Pied-du-Courant, à Saint-Denis-sur-Richelieu. » Souvent, ils ajoutent qu’après avoir lu mon roman, ils ont éprouvé le besoin de consulter des ouvrages historiques pour en savoir plus. Quant aux parents, ils emmènent leur famille sur les lieux où se sont déroulés les faits, car, s’ils se sentent mal renseignés, ils tiennent à ce que leurs enfants connaissent leur histoire. Avec ses pages glorieuses, comme aussi avec ses échecs.
J’y repensais en parcourant les résultats alarmants de l’enquête sur l’enseignement de l’histoire au secondaire que vient de rendre public la Coalition pour l’histoire. La situation est-elle aussi déplorable ? Une vidéo réalisée en 2011 par des étudiants du cégep Lionel-Groulx et diffusée sur YouTube nous en fournit un exemple éloquent. Assise sur les marches de l’église de Saint-Eustache où s’est déroulée la fameuse bataille des patriotes contre l’armée anglaise, en décembre 1837, une jeune fille dit : « Il y a un trou dans mon église et je ne sais pas pourquoi. Je sais quand a eu lieu la Révolution française, je sais en quelle année Guillaume le Conquérant est arrivé en Angleterre, mais j’ignore ce qui est arrivé dans l’église à côté de chez moi. »
Si je le mentionne, c’est parce que la Rébellion est justement l’un des sujets qui n’ont pour ainsi dire pas droit de citer dans nos programmes d’enseignement de l’histoire. Dans cette vidéo de 2011, les étudiants citent plusieurs autres événements passés sous silence dans le cours d’histoire réformé : l’Acte de Québec de 1774, l’Acte d’Union de 1840, la conscription de 1917, le rapatriement de la constitution de 1982… Je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’on « saute » aussi la crise d’octobre, le référendum de 1980 et celui de 1995, des faits véridiques qui, dira-t-on, risquent de générer des conflits entre jeunes francophones et anglophones.
On l’aura compris, le mot d’ordre, et je caricature à peine, est de proposer aux étudiants une histoire neutre pour ménager les susceptibilités, le Canada, c’est bien connu, ayant deux versions différentes de chaque événement marquant. Personnellement, ça m’agace d’entendre les gens du ministère de l’Éducation ou leurs conseillers répéter à toutes les tribunes qu’il faut éviter d’aborder les aspects de notre passé qui crée des dissensions et enseigner plutôt une histoire plus « rassembleuse ». On ne doit pas non plus, paraît-il, insister sur nos échecs, car cela donne de notre histoire une image « misérabiliste ». La rectitude politique dans toute sa splendeur !
J’aimerais qu’on m’explique pourquoi on enseigne sans état d’âme l’histoire des femmes, des noirs, des Amérindiens, des groupes ethniques — des récits, soit dit en passant, tout aussi ponctués d’échecs, d’humiliations et de retour en arrière —, alors qu’on escamote l’histoire du Québec commune à tous ? Comme si les jeunes Québécois sur les bancs de nos écoles n’avaient pas de racines. Comme si les jeunes immigrants débarquaient sur une planète historiquement aseptisée, sans valeurs communes. Et après, on s’étonne qu’ils ne s’intègrent pas à leur société d’accueil.
De toutes les recommandations que propose madame Lavallée dans son enquête, il y en a une qui me tient particulièrement à cœur : revoir le programme d’histoire de 3e et de 4e secondaire afin de redonner à la question nationale et à l’histoire politique la place qui leur revient. Près des deux tiers (63%) des enseignants interrogés dans le cadre de son enquête, ceux-là mêmes qui, à l’école, mesurent les besoins de leurs étudiants, le réclament.
Je pense qu’il faut cesser de politiser ce dossier. Cela me désole qu’en 2012, on en soit encore à traiter de « nationaleux » ceux qui demandent qu’on enseigne l’histoire politique du Québec. Et cela m’enrage qu’on les soupçonne de vouloir fabriquer des petits souverainistes.
Gommer des pans de l’histoire, n’est-ce pas aussi servir une cause ? N’ayons pas peur des mots : nous assistons en ce moment à une tentative pour réécrire le passé en effaçant d’un trait les pages qui nous définissent comme peuple différent.
Ce ne sont ni les enseignants ni les historiens qui ont inventé le passé. La déportation des Acadiens a réellement eu lieu. La défaite des Plaines d’Abraham aussi. Et les insurrections de 1837-1838 ont bel et bien entraîné des représailles aussi cruelles qu’injustifiées.
Mais notre histoire n’est pas seulement une série d’échecs, de défaites et d’humiliations qui présentent les Québécois comme des vaincus et des victimes, pour reprendre la liste d’épicerie de l’historien Jocelyn Létourneau. C’est aussi une histoire de courage, de persévérance, de survivance. Avouez que c’est quand même impressionnant que nous soyons encore là, seul îlot francophone au cœur d’une Amérique anglophone, après 400 ans. J’y vois en outre un bel exemple de démocratie, avec des modèles féminins et masculins qui commandent l’admiration et peuvent inspirer les jeunes. Modèles qu’on a aussi évacués de nos manuels.
Faut-il le rappeler ? Les fonctionnaires qui élaborent les programmes ne sont pas mandatés pour choisir ce qui fait leur affaire et jeter le reste. Les cours d’histoire doivent évoquer tous les faits historiques importants, parce que ceux-ci ont façonné la nation québécoise et qu’ils ont eu — et auront encore — des répercussions sur la suite des choses. N’est-ce pas le sociologue Fernand Dumont qui disait : « Il faut remonter le passé pour saisir le présent » ? Mais Dumont ajoutait : « Notre drame, c’est d’avoir oublié. »
L’un des buts poursuivis à l’école est de former des citoyens capables de prendre des décisions éclairées. La meilleure façon d’y arriver, c’est de dire la vérité, toute la vérité, même si elle peut diviser l’opinion. À l’heure où l’on trouve n’importe quoi sur Internet, le meilleur comme le pire, il devient impérieux de fournir à l’étudiant sur le point de quitter l’école secondaire un bon coffre d’outils qui lui permettra, par exemple, d’exercer son droit de vote en connaissance de cause. Le vote incohérent des électeurs québécois qui, aux élections provinciales de 2007, ont choisi en bloc l’ADQ, parti de droite, puis qui, aux élections fédérales de 2011, ont choisi en bloc le NPD, parti de gauche, devrait nous faire réfléchir.
Comme le souligne dans son blogue Pierre Godin, le biographe de René Lévesque, l’histoire nous enseigne que le flottement de la pensée politique est le terrain de prédilection des habiles démagogues de droite ou de gauche. J’ajouterai que l’école a un rôle crucial à jouer pour les contrer.